mercredi 1er octobre 2014 : Le pouvoir de la littérature.
Arcalie
Le peuple des
Arcaliens crucifiait les poètes sur de grandes traverses dressées vers le ciel,
à l'entrée des villes. On les y laissait des journées entières, de minces clous
fauves enfoncés dans le gras des mains, le corps nu exposé aux vents et aux
regards. Les plus chanceux mouraient de soif très vite. Les autres agonisaient
longuement sans que rien ne vînt jamais adoucir leur souffrance.
La
poésie chez ce peuple était considérée comme une occupation néfaste, propre à
ruiner l'ordre des géographes et celui des mathématiciens qui depuis quelques
siècles régentaient le pays.
Le
pays était mouvant, quelque peu improbable, si bien que le travail des hommes
de ces deux castes changeait sans cesse : à peine achevées, les cartes établies
étaient déjà à refaire car la poussée d'un fleuve ou le retrait d'un marécage
avaient dans le temps de leur exécution modifié le paysage. Les théories des
calculs fondés sur la pérennité des sols, la force de l'harmattan, que
mesuraient d'élégantes éoliennes, et le débit des rivières devenaient vite
obsolètes. Et il fallait tout recommencer. Le peuple ainsi s'occupait dans des
arpentages éternels et la construction de fragiles théorèmes à la durée de vie
fort courte.
Les
premiers poèmes étaient apparus il y a bien longtemps, et chacun s'était alors
aussitôt enthousiasmé pour ces édifices anodins d'apparence, qui tenaient sur
une feuille de papier ou dans un mince recoin de la mémoire, et que rien, ni
marée, ni tremblement de terre, ni crue plus importante qu'une autre, ni
tempête de sable, n'endommageait ni ne modifiait.
Le
peuple prit très vite l'habitude d'entourer les poètes et d'attendre leurs
créations. Pendant ce temps, le pays se modifiait sans cesse, mais les
géographes et les mathématiciens ne parvenaient plus à tenir à jour leurs
travaux. La main d' œuvre devenait rêveuse. Leur pouvoir commença à vaciller.
Quant
à l'ordre des poètes, il paraissait immuable, car leur poésie offrait le miroir
d'un monde que rien ne pouvait altérer. Le bonheur pris à les entendre au coin
des rues suffisait à remplir les journées de plus d'un. Le pays s'enfonça dans
un doux sentiment de béatitude.
La
caste des géographes et celle des mathématiciens comprirent la menace et firent
arrêter une nuit tous les poètes. La plupart furent décapités et ensevelis à la
hâte. Leurs écrits furent brûlés, On supplicia quelques autres à de grands
carrefours et aux quatre portes de la cité capitale, pour l'exemple.
Le
peuple d'Arcalie, comme tous les peuples, possédait une inhumaine faculté
d'acceptation. Il reprit sans mot dire ses triangulations géodésiques et le
chemin des ateliers de calcul.
De
temps à autre, on arrêtait un poète clandestin, ou un utile bouc émissaire,
parfaitement innocent, mais que l'on crucifiait malgré tout pour décourager
d'éventuelles vocations.
Des
siècles passèrent.
Aujourd'hui,
il ne demeure plus rien depuis bien longtemps du pays d'Arcalie. Ses terres
inconstantes et ses marais mauves ont eu raison de lui. Il n'y a plus de
villes, plus de monuments, ni même de tombes. Aucune carte survivante des
milliers de cartes dessinées par les géographes ; aucun théorème, aucune loi
trigonométrique, aucune équation parmi les monceaux établis par les mathématiciens.
Rien n'a survécu, rien sinon
un lambeau de récit à demi légendaire que les rhapsodes de la contrée se sont
transmis d'âge en âge, et dont ils disent qu'il fut murmuré au premier d'entre
d'eux, il y à bien longtemps, par les lèvres sèches d'un antique poète qui se
mourait, à l'entrée d'une ville, les membres écartelés entre deux traverses de
chêne, sous les morsures du vent et le grand froid des nuits.
Philippe Claudel, "Arcalie"
nouvelle intégrale,
publiée dans Les Petites Mécaniques
(éd Mercure de France 2002,
Gallimard Folio 2004)
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