samedi 27 septembre 2014

La lecture à haute dose est-elle nocive ?

(RAT-TRAPAGE)

 Nous voilà de retour : septembre, les nouvelles classes, les emplois du temps… tout est désormais en place, le groupe des ActuaLiseurs se reforme, autour de certains anciens (désormais en Terminale L), puis de nouvelles recrues (entrées en Première).
Bienvenue à tous ces lecteurs vivants (1), heureux de partager leurs coups de cœur et leurs façons de lire. Nous parlerons prochainement des trois romans retenus pour cette année. Mais avant de lancer complètement cette aventure, en guise de ralliement, réfléchissons un peu à notre action revendiquée : la lecture intens(iv)e.


Sebastian Grant, le "fou des livres"
dans La nef des fous
Le rat, en France et en Allemagne, le ver en Angleterre, la souris en Espagne : pas de doute, le bestiaire du lecteur renfermé, qui ne quitte pas ses rayonnages et bâfre des pages entières à longueur de journée, n’est guère séduisant. Il rend même détestable cette image un peu étrange du « fou des livres », qu’évoquait déjà la Nef des fous de Sebastian Brant, au XVIème siècle. Et ce n’est pas le Tatouille bleu gris des usines Disney – qui, le temps d’une saison, a réussi à bousculer les préjugés –  qui pourra durablement inverser la tendance (ah bon ? le héros est un rat ? même pas un moche crapaud qui se transforme, à la toute fin, quand même, en prince ? un rat, vous dites ?).

Bref, lire trop, pour la plupart des gens, ce serait amorcer un repli dangereux et laid hors du monde, qui poussent les amis (parents) bienveillants à hurler « sors, mais sors donc : tu vas t’user les yeux, te défraichir le teint, te ramollir les muscles (c’est pas faux), perdre le contact, le sens de la vraie vie, du monde, quoi ! ». Et l’on voit se profiler, là, à l’instant, le lecteur prothésé de double foyer, aux cheveux hirsutes, à l’embonpoint poireux (façon Spitzweg), aux chaussures avachies comme des charentaises, à la veste de velours puant le renfermé et tachée de café froid, la chemise d’un blanc douteux... Le rat de bibliothèque n’est franchement pas glamour, rien à dire.
 
Le rat de bibliothèque, Spitzweg
Mais rassurons-nous : il aura plu bien des livres avant que la menace de nous changer en crapaud (pardon : en rat) ne s’abatte, par un maléfice inversé. D'une part parce qu'il faut lire beaucoup, vraiment beaucoup, pour être menacé (ouf, on a encore un peu de marge). D'autre part, celui dont on parle, de rat, il lit sans comprendre : il dévore aveuglément, préfère la voracité à la digestion mesurée que célèbre Montaigne. Du coup le souci de lire en s'investissant, de partager ses lectures, ses avis, de faire travailler le sens, ça protège drôlement. Lire peu, mais lire bien, en exerçant sa perspicacité, en donnant de la voix aussi (joie de lire à haute voix!), voilà la ligne des ActuaLiseurs. 
Et si, par imprudence, on a un peu abusé des bonnes choses et on se sent pousser quelques moustaches, quelques poils en trop derrière les oreilles : pas de panique. A y bien réfléchir, tout n’est peut-être pas si désastreux.

Car Alberto Manguel (2), grand spécialiste de la lecture, suggère une interprétation intéressante : d’abord il invite à distinguer, à l’instar de Sénèque, le « lecteur sérieux, érudit » et le « simple dévoreur de livres », qui ne comprend rien de ce qu’il ingurgite. Et Manguel rappelle qu’il fut un temps où l’on superposait sciemment, dans l’imaginaire populaire, ces deux représentations opposées du lecteur. « A la fin du Moyen Age et à la Renaissance, écrit-il, l’identité du fou des livres fut créée dans le but de railler et d’affaiblir certains aspects du pouvoir du lecteur. »
Un peu plus loin, toujours dans son essai Le voyageur et la tour (2), il explique :
" Finalement, le fou des livres fut chargé de toutes les connotations négatives que la société attribuait au lecteur : une créature perdue dans le désert des mots, sans attache avec la réalité quotidienne, vivant dans un monde d’affabulation qui n’est d’aucune utilité pratique pour ses concitoyens. « Pourquoi lire La Princesse de Clèves ? » demandait en 2009 le président Nicolas Sarkozy, découvrant que les fonctionnaires étaient censés étudier pour leur examen d’entrée ce roman du XVIIème siècle. Ce qu’il voulait dire c’est : comment la lecture d’ouvrages de fiction peut-elle venir en aide à un administrateur de la République qui a pour mission de s’occuper de faits et de chiffres, et des réalités sérieuses de la politique ? " 
Quelques lignes plus bas, on peut lire sa conclusion sur le ressentiment que certaines personnes semblent nourrir contre les lecteurs : « Un tel ressentiment est celui de nombreux détenteurs du pouvoir, de ceux qui opposent les forces économiques et politiques au dynamisme intellectuel et s’aperçoivent qu’ils ne peuvent pas éliminer la capacité humaine d’imaginer le monde grâce au langage. C’est pour cette même raison que Platon avait exclu les poètes de sa République : parce que les poètes inventent des choses afin de comprendre le monde. Ils traitent des images de la réalité, et non de l’incompréhensible réalité elle-même. »

Alors pour commencer la cure de lecture qui ne rend pas plus fou mais plus sage, tout en passant par la fiction, je vous renvoie à la très belle nouvelle de Philippe Claudel Arcalie tirée des Petites mécaniques (3).

Et parce que je ne suis pas rat (pas trop), je partage aussi, en clin d’œil, le très graphique et très sonore Work in progress avec Gerard de José Froment. Il s'agit d'une vidéo de quelques minutes, qu’héberge le très sélect site de la Bibliothèque Nationale de France (BNF) : Work in progress avec Gerard

Où les amoureux des livres seront horrifiés, mais saisiront bien la mise en garde, en quelques plans bien pensés (le dernier est très important), contre les abus de grignotages irréfléchis.

Bonne rentrée à tous et... bonnes lectures !

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(1) les noms des participants 2014-2015 sont les suivants Louis A., Victor B., Margaux B., Elsa C., Emilie Ch, Emilie Co, Suzanne E., Coline F., Camille H., Camille L.,Jade J., Killian S. 
(2) Alberto Manguel a écrit, notamment : Une Histoire de la lecture (Actes Sud, 1998); La Bibliothèque, la nuit (Actes Sud, 2006); Dans la forêt du miroir. Essai sur les mots et le monde (Actes Sud, 2000); Pour une éthique de la lecture (L'escampette, 2005); Le voyageur et la tour. Le lecteur comme métaphore (Actes Sud, 2013)
(3) Philippe Claudel, Les Petites Mécaniques (Mercure de France 2002, Folio Gallimard 2004)

(Béatrice H.)





1 commentaire:

  1. On retrouve le militantisme si propre à Mme "H" ! C'est une "joie" profonde de continuer ce projet. A nos livres, à nos musiques, à nos spectacles, à nos films... !

    Mais une question me vient à l'esprit, je profite de la culture des instigatrices de ce projet !
    Pourquoi parle-t-on de "Arts ET Littérature" ? Je sais que la poésie est considérée comme le 6ème art (5ème et plus grand qui soit par Hegel) mais que fait-on des romans et même du théâtre ?

    Louis A.

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