Un film étonnamment court, pour
une claque magistrale.
Le temps s’arrête dans Elephant. Une heure environ dans un lycée,
lors d’une journée ordinaire. Rien de bien exaltant. On suit le parcours de
plusieurs élèves. Les chemins se croisent, se répètent, parfois s’affrontent,
parfois s’esquivent. Et tous regardent le ciel. La tempête approche, elle est
palpable, elle est prévisible. Mais
ils font tous la sourde oreille, sur un fond de sonate beethovenienne. Puis
deux élèves viennent et tuent, avec une précision glaciale. Columbine, on
connait la chanson.
L’un des deux tueurs joue du
piano. Du Beethoven. Un tueur peut-il jouer du piano ? Peut-on reconnaître
un homosexuel ? Quelqu’un qui porte du rose ? Et qu’en est-il alors d’une
personne qui porte un bracelet aux couleurs de l’arc-en-ciel ? Peut-on
reconnaître un tueur ? Un tueur joue-t-il vraiment du piano ? Peut-on
seulement reconnaître quelqu’un ? L’identité semble évidente. « Je
sais que je suis, donc je sais qui je suis. » Et bien non.
Les élèves vagabondent, sans
but précis, dans l’enceinte du lycée. Ils semblent se chercher eux-mêmes.
Certains pensent affirmer leur être par l’apparence. J’ai un piercing pour
montrer mon indépendance et mon anticonformisme. D’autres en humiliant les plus
inoffensifs. Je suis au-dessus de lui parce que je lui jette des détritus. D’autres
enfin décident de tuer et assurent leur identité à jamais. J’ai tué, on parle
de moi 20 ans après... Telle s’exécute la tragédie contemporaine narrée dans Elephant.
Mais où sont les adultes, dans Elephant ? A la périphérie du microcosme lycéen. Il y a les
parents, trop ivres pour conduire une voiture, vus comme un poids, une
responsabilité par leurs propres enfants. Il y a ceux qui travaillent au sein même
de l’établissement, aussi apathiques que leurs mômes, qui se cachent même pour
fumer. Il y a bien sûr les professeurs, qui répondent aux questions les plus
abstraites sur des notions de physique... Les adultes sont donc les barrières
du ring lycéen, et il s’y joue un massacre, en toute impunité. Spectateurs-piliers,
ils sont responsables, par leur passivité, du spectacle auquel ils
assistent.
Elephant
est une œuvre profondément pessimiste. Mais surtout rationnelle. La violence de
notre monde augmente au fur et à mesure qu’on l’accepte. Gus Van Sant nous
jette cette évidence à la figure et on l’encaisse avec plus ou moins d’efforts.
Le film n’accuse pas, il constate. Oui, les tueurs jouaient à des jeux-vidéos
violents, oui ils étaient les souffre-douleurs de leurs « camarades »,
oui, oui, oui. Mais à quoi bon chercher un coupable en Amérique ? Le pays
de la liberté ? Oui, ils ont acheté des armes sur internet sans aucun problème.
C’était leur choix, c’était possible. Oui, Ils exécutent de sang-froid des
personnes de leur lycée. S’ils n’en ont pas le droit, rien ne les empêchait de
le faire. L’éléphant du film, c’est donc la société. Une société qui va monstrueusement
mal et dont les maux ne font que s’accroître sans fin. Une décadence peut-être
résumée dans la phrase d’Henri Lacordaire : « L’injustice appelle l’injustice ;
la violence engendre la violence. »
Bref, Elephant est un film-pensée qui fait réfléchir tout autant qu’il
horrifie. Non seulement le propos du film est dense et généreux (surtout pour
une durée d’à peine 1 heure 20), mais les choix de réalisation, prodigieusement
modernes, contribuent largement à les tendre sous nos yeux. La narration saccadée
reste toujours très paisible, portée par de longs plan-séquences en travelling,
un flou presque constant et un jeu d’acteur admirablement pudique et naturel. Gus
Van Sant dirige ici une caméra-plume, c’est-à-dire une caméra aux accents littéraire,
qui adopte un certain point de vue, se focalise sur telle ou telle chose (d’où
ce flou, ces plans rapprochés...) et n’a en aucun cas l’ambition de faire du réel
et de montrer tout le réel...Ici, le film se sait « objet » d’art.
Elephant est
donc beaucoup plus qu’un chef-d’œuvre, c’est un film de cinéma.
Elephant est un
film de Gus Van Sant sorti en 2003 avec, entre autres, Alex Frost, John
Robinson et Ellias McConnel. Il est intéressant de noter que tous les acteurs
lycéens n’avaient jamais eu d’expérience professionnelle de comédien lors du
tournage et qu’ils jouent tous des personnages à leur nom. Le film fut
multi-primé au Festival de Cannes, recevant le prix de l’Education Nationale,
le prix de la mise en scène ainsi que la très prestigieuse Palme d’Or.