dimanche 9 novembre 2014

ÉLÉPHANT, ou comme le nez au milieu de la figure

Un film étonnamment court, pour une claque magistrale.


Le temps s’arrête dans Elephant. Une heure environ dans un lycée, lors d’une journée ordinaire. Rien de bien exaltant. On suit le parcours de plusieurs élèves. Les chemins se croisent, se répètent, parfois s’affrontent, parfois s’esquivent. Et tous regardent le ciel. La tempête approche, elle est palpable, elle est prévisible. Mais ils font tous la sourde oreille, sur un fond de sonate beethovenienne. Puis deux élèves viennent et tuent, avec une précision glaciale. Columbine, on connait la chanson.

L’un des deux tueurs joue du piano. Du Beethoven. Un tueur peut-il jouer du piano ? Peut-on reconnaître un homosexuel ? Quelqu’un qui porte du rose ? Et qu’en est-il alors d’une personne qui porte un bracelet aux couleurs de l’arc-en-ciel ? Peut-on reconnaître un tueur ? Un tueur joue-t-il vraiment du piano ? Peut-on seulement reconnaître quelqu’un ? L’identité semble évidente. « Je sais que je suis, donc je sais qui je suis. » Et bien non.

Les élèves vagabondent, sans but précis, dans l’enceinte du lycée. Ils semblent se chercher eux-mêmes. Certains pensent affirmer leur être par l’apparence. J’ai un piercing pour montrer mon indépendance et mon anticonformisme. D’autres en humiliant les plus inoffensifs. Je suis au-dessus de lui parce que je lui jette des détritus. D’autres enfin décident de tuer et assurent leur identité à jamais. J’ai tué, on parle de moi 20 ans après... Telle s’exécute la tragédie contemporaine narrée dans Elephant.

 Mais où sont les adultes, dans Elephant ? A la périphérie du microcosme lycéen. Il y a les parents, trop ivres pour conduire une voiture, vus comme un poids, une responsabilité par leurs propres enfants. Il y a ceux qui travaillent au sein même de l’établissement, aussi apathiques que leurs mômes, qui se cachent même pour fumer. Il y a bien sûr les professeurs, qui répondent aux questions les plus abstraites sur des notions de physique... Les adultes sont donc les barrières du ring lycéen, et il s’y joue un massacre, en toute impunité. Spectateurs-piliers, ils sont responsables, par leur passivité, du spectacle auquel ils assistent.

Elephant est une œuvre profondément pessimiste. Mais surtout rationnelle. La violence de notre monde augmente au fur et à mesure qu’on l’accepte. Gus Van Sant nous jette cette évidence à la figure et on l’encaisse avec plus ou moins d’efforts. Le film n’accuse pas, il constate. Oui, les tueurs jouaient à des jeux-vidéos violents, oui ils étaient les souffre-douleurs de leurs « camarades », oui, oui, oui. Mais à quoi bon chercher un coupable en Amérique ? Le pays de la liberté ? Oui, ils ont acheté des armes sur internet sans aucun problème. C’était leur choix, c’était possible. Oui, Ils exécutent de sang-froid des personnes de leur lycée. S’ils n’en ont pas le droit, rien ne les empêchait de le faire. L’éléphant du film, c’est donc la société. Une société qui va monstrueusement mal et dont les maux ne font que s’accroître sans fin. Une décadence peut-être résumée dans la phrase d’Henri Lacordaire : « L’injustice appelle l’injustice ; la violence engendre la violence. »



Bref, Elephant est un film-pensée qui fait réfléchir tout autant qu’il horrifie. Non seulement le propos du film est dense et généreux (surtout pour une durée d’à peine 1 heure 20), mais les choix de réalisation, prodigieusement modernes, contribuent largement à les tendre sous nos yeux. La narration saccadée reste toujours très paisible, portée par de longs plan-séquences en travelling, un flou presque constant et un jeu d’acteur admirablement pudique et naturel. Gus Van Sant dirige ici une caméra-plume, c’est-à-dire une caméra aux accents littéraire, qui adopte un certain point de vue, se focalise sur telle ou telle chose (d’où ce flou, ces plans rapprochés...) et n’a en aucun cas l’ambition de faire du réel et de montrer tout le réel...Ici, le film se sait « objet » d’art.
Elephant est donc beaucoup plus qu’un chef-d’œuvre, c’est un film de cinéma.

Elephant est un film de Gus Van Sant sorti en 2003 avec, entre autres, Alex Frost, John Robinson et Ellias McConnel. Il est intéressant de noter que tous les acteurs lycéens n’avaient jamais eu d’expérience professionnelle de comédien lors du tournage et qu’ils jouent tous des personnages à leur nom. Le film fut multi-primé au Festival de Cannes, recevant le prix de l’Education Nationale, le prix de la mise en scène ainsi que la très prestigieuse Palme d’Or.


(Louis A.)