dimanche 24 novembre 2013

"Chaque jour je me construis totalement, puis me détruis..."

Perturbation, au théâtre L'apostrophe de Pontoise 
22 novembre 2013
Texte de Thomas Bernhard, adaptation de Krystian Lupa.


Adaptée d’un roman du célèbre Thomas Bernhard par Krystian Lupa, Perturbation est une pièce au jeu sublime et au texte littéralement génial.
On hésite dans cette pièce. On hésite entre sciences et littérature, entre folie et lucidité. Le sujet, si l’on veut en trouver un, est sans doute la condition humaine. Mais c’est surtout des éclats humains que l’on retient : de la musique avant toute chose, et puis une analyse du cerveau humain, des idées en suspension, des sentiments tabous tels que la cruauté, la jalousie, l’amour trop fort.
C’est l’histoire d’un médecin qui laisse son fils, étudiant, adolescent en construction, assister pour la première fois à ses visites quotidiennes. Immersion totale dans la vie de patients peu communs, la maladie, le désespoir, la mort sont au rendez-vous. Un certain apaisement se dégage parfois de personnages qui se pensent en voie de guérison, quelle qu’elle soit. D’autres suggèrent la terreur de se rendre compte à quel point l’on va mal. Les regards portés sur ces hommes et ces femmes que  seuls quelques lambeaux de passion raccrochent à la vie sont parfois tendres, parfois cruels.
Une des scènes les plus touchantes est celle d’une grande sœur, dont le frère est gravement atteint mentalement ; longtemps enfermé dans « la cage », comme elle le répète incessamment, il est couché, à proximité d’un violoncelle dont il ne peut plus jouer, dont il ne peut plus vivre. Peut-être, au cours de cette scène, on peut verser une larme, mais rapidement ; succédant à de longs moments de silence entre l’Homme et lui-même, certaines scènes, violentes ou bien trop pleines de sens nous retiennent à bord. C’est ainsi que pendant plus de quatre heures, nous nous sentons impliqués, comme les étranges témoins d’une réalité dont nous ne parlons pas, mais à laquelle nous pensons, et qui quelque part nous fascine.  

« Mais il arrive que les gens trouvent, alors que moi j’éclate de rire, qu’il n’y a absolument pas de quoi rire ! ». Cette phrase décrit l’humour, tantôt pesant, tantôt léger de Perturbation ; et pour cause, ce n’est nul autre que son auteur qui l’a dite ! Cet humour à double tranchant, c’est sans doute le personnage du Prince qui le reflète le mieux : son apparition débute par une phrase ; une phrase de dix minutes, sans interruption. Par le biais de mots savants, inventés ou bien familiers, il nous décrit, comme tous les autres, une folie, à la différence près que cette folie, il ne la ressent pas, il ne la perçoit pas, et pourtant il la fabrique.  Mais si son personnage est particulièrement important, c’est aussi parce qu’il nous transmet un aspect de la pièce qui n’apparaît qu’à la fin. Subtilement, il entre en contact avec le spectateur, lui adresse un mot, puis deux, puis une réflexion entière, en l’occurrence une réflexion sur le théâtre. L’auteur nous apparaît alors, au travers de quelques rires dans le public, au moment où, justement, il ne faudrait pas rire.

"Les maladies sont le plus court chemin de l'homme pour arriver à soi"

Dans la construction de la pièce, quelques voix off, quelques perspectives scéniques marquent le début, puis s’essoufflent. Finalement, nous restons sur le propos et le jeu époustouflant des comédiens, sur cette folie à laquelle on s’attache, dans laquelle on s’oublie, le temps d’une pièce. On retient quelques noms, et le visage du fils, et l’expression du père, le père qui constitue tout au long de la pièce le témoin, le confident, le récepteur de sentiments déchiquetés, de philosophies troublantes ou d’incompréhensions fascinantes.
La question de l’Homme se trouve sans cesse retournée, déchiffrée, presque torturée, mais finalement sans but précis, si ce n’est de nous montrer une version dénudée de la réalité.
Prodigieusement perturbant.

(Emilie Ch.)

2 commentaires:

  1. Bravo pour ce texte, qui traduit avec force et subtilité une réception intelligemment sensible!

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  2. Critique d'une très grande justesse ( de mon point de vue, j'ai également été bouleversé par la pièce ), cependant, il me semble que tu oublies le travail de mise en scène ( très complet ) de Krystian Lupa. Très complet car il y a eu tout d'abord un travail d'adaptation ( Perturbation est un roman à l'origine ) duquel résulte un spectacle éblouissant de linéarité. La scénographie également signée Lupa est très intelligente, les lumières ( Lupa encore et toujours ) sont prodigieusement bien exploitées. Mais surtout, surtout ! La musique ( à laquelle je suis toujours sensible ) et la vidéo ! Parvenir à créer une linéarité théâtrale à partir d'un roman par le biais de la vidéo et de la musique, c'est franchement phénoménal.
    J'ai bien failli versé une larme en repensant à la scène du " frère en cage ", lorsqu'il s'empare du violoncelle, nu, tout gauche qu'il est, une musique chorale en toile de fond. J''ai cherché la musique, souhaitant retrouvé l'extase procurée par ce pur moment de théâtre et il me semble qu'il s'agit de " Let my prayer be set forth..." de Pavel Chesnokov ou du moins quelque chose de ce genre...
    En définitive, Perturbation se veut un gesamtkunstwerk ( oeuvre d'art totale ) formidable d'humanité. Il reste quelques représentations au théâtre Les Célestins à Lyon ( 3 - 7 décembre ) et au CDN d'Orléans ( 18 et 19 décembre ).

    (Louis)

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